N’avez-vous jamais ressenti comme une forme fantasmagorique de Madame Irma dans votre tête, vous mettant en garde, « non, ce n’est pas encore le bon moment » ?
J’ai, à plusieurs reprises, vu passer un artwork qui n’était pas sans attirer mon attention. De ce rouge extrême avec ces lignes torves comme dans nos pires cauchemars, une image de feu, de guerre, de violence, de vengeance, de destruction, signée de la main de Matthias Macchabée (Macchabée Artworks). J’ai, à plusieurs reprises, vu passer dans mon fil d’actualités l’avatar d’un certain Aarunda, me demandant ce qu’il proposait. Bon, on ne va pas se le cacher, on se dit d’emblée que « tiens… ça doit être du black metal ». Alors, à plusieurs reprises, j’ai eu cette envie de cliquer sur le lien pour en savoir un peu plus. C’est là où Mme Irma a fait résonner son sentencieux « Non, ce n’est pas encore le bon moment ». Ah bon ? Et pourquoi ?
Et pourquoi l’ai-je écoutée, d’ailleurs ! Mais j’ai laissé de côté cette sortie de mai dernier. J’étais encore sur mon petit nuage DALPien et VESPERINiEn, qui m’a portée (OK, avec le taf et les live reports entre deux aussi) vers le Hellfest. Oui, je sais, la grande messe, patati patata… Sauf qu’à cette grande messe, justement, je suis tombée sous le charme de Батюшка , celui de Krzysztof Drabikowski… Au point de m’en faire une cure des semaines durant. Dites-moi, comment sortir d’un album qu’on écoute en boucle des jours, et des jours, et des jours ?
C’est à ce moment précis que la lanterne rouge s’est allumée, clignotant comme un phare dans la nuit embrumée : « vas-y, c’est maintenant ! ». J’ai franchi le Rubicon. Et combien « Doska Og Vintey » est arrivé au bon moment ! Il est des instants précieux où tout semble s’aligner pour apprécier à sa juste mesure une œuvre.
Première écoute sans même jeter un œil sur le presskit qui accompagne le fichier. Et j’avoue que j’ai quelque peu frémi d’appréhension. L’intro, « Kotthrya », commence de façon calme, sereine, instrumentale, aux limites du folk et du pagan. Des accords mélodieux de guitares classiques et électriques, quelques bruits d’une nature qui s’écoule paisible, gazouillant par-ci, jouant par-là. Si tout est de cet acabit, ça risque bien de me chafouiner un peu. Je m’étais mis en tête que j’allais écouter un album de Black Metal, peut-être atmosphérique… Je n’avais qu’à me renseigner. D’un autre côté, je revendique ce droit d’une première écoute à l’aveugle. Le pitch que je me suis fait n’allait pas forcément dans ce sens. « Mme Irma, t’es certaine de toi, là ? »
Bien sûr, qu’elle l’était ! Il suffisait d’atteindre la seconde piste pour que l’horizon s’éclaircisse. Enfin… ma copie sera à revoir plus tard à ce sujet… « Mennokh » arrive et j’ai comme des réminiscences Batuschkiennes. Ces chœurs, cette forme de litanie qui touche de loin au chant grégorien… Voilà, Madame Irma ! Voilà ! C’est ça dont j’avais besoin ! Et résonne ce « Mennokh » qui enfle et désenfle, qui tourne à vous en faire perdre la tête. Les premiers chants sont beaux, fervents… Jusqu’à ce qu’arrive une autre voix, par-dessus toute cette ferveur. Une voix de harangue et de haine, une voix de hyène enrhumée, de prêtre avec dans la gorge la voix des plus sombres divinités que l’enfer peut porter en son sein. Là aussi, on peut faire le parallèle avec le groupe polonais. Tiens… et tant qu’à faire, on va enfoncer le clou une bonne fois pour toutes, afin de pouvoir s’en extraire un peu ensuite. Parce que, Doska a sa propre identité. Donc, un petit tour sur Wikipédia et je peux voir que le mot Doska, en russe, désigne les planches de bois sur lesquelles sont peintes les icônes. Voilà, parenthèse fermée. Je vous laisse faire le lien… ou pas.
Il me faut faire une petite pause à ce stade – Mince, déjà une page et j’ai encore pleiiiiiiin de choses à raconter – et faire un petit tour par les propos du presskit. Car oui, pour avoir écouté pas mal de groupes chantant en français ces derniers temps, je vois bien que ce n’est absolument pas le cas ici. D’ailleurs, c’est quoi, comme langue ? Doka Og Vintey… ça pourrait être du suédois ? Norvégien, Polonais peut-être ? Au petit jeu des devinettes, je suis assez mauvaise… Et je pense que mon Irma interne m’a incitée à aller creuser le sujet. Bingo !
Ce que le sieur Aarunda nous propose, c’est tout un concept basé essentiellement sur les émotions. Il y a une histoire qui s’impose, des images, un arc narratif qui se dessine. Et à chaque étape, la musique est là pour soutenir le propos, traduire dans un canal sensitif qui nous est cher cette épopée de fantasy. Cela en devient une fresque auditive. Et les mots… ah ! les mots…. Ils sont inventés. Aarunda a créé la langue Mennokh (« une langue inventée selon un procédé utilisant la pleine conscience, c.-à-d. l’expression spontanée d’émotions à travers des mots inventés », dixit le principal intéressé). Là, j’avoue que je suis scotchée. Je me demande si cette langue inventée est mouvante, au gré des émotions, façon Jonathan Davis ( Korn), ou si elle a ses propres codes, comme Tolkien a pu le faire dans son « Seigneur des Anneaux ». Quoi qu’il en soit, le fait de savoir que ce n’est pas une langue connue, que je ne pourrai pas m’appuyer sur les lyrics, ça me frustre un peu.
Mais il y a tout un livret, accompagné du triptyque de Macchabée Artworks, décrivant la vallée de Kotthrya : dans des tons verts-bleus emplis de paix, d’espoir, d’insouciance et de luxuriance pour commencer. Vient ensuite l’artwork de l’album, tirant sur les rouge-orangés. Un mélange de feu, de fureur et de mauvaises heures à subir les affres venus du ciel. Tiens, ce n’est pas sans rappeler les pluies de feu sur Sodome et Gomorrhe… Et pour finir, une touche cendrée sur la vallée dévastée. La mine grise, le désespoir, la calamité. Et ce triptyque décrit les 3 parties de l’arc narratif de l’histoire que nous narre Doska. Un coup d’œil sur les 9 titres (tiens… 3 parties x 3 titres… symbolique à donf) :
« Kotthrya », on y place le décor. La vallée de Kotthrya est verdoyante. Le peuple qui y vit est heureux, simplement heureux. Il jouit de la nature. Pas besoin de paroles, les émotions sont leur langage. Là, Aarunda va se servir d’un gimmick très « Prokofiev »… il n’ira pas jusqu’à donner à chaque instrument un rôle, mais il nous dira dans le presskit que le peuple de la vallée de Kotthrya sera forcément un instrumental. Voilà, si on retourne écouter cette première piste, on comprend d’emblée le concept… Et ce qui m’avait chafouiné en début de chronique prend une nouvelle dimension. Bien, j’aime cette idée d’être ouvert aux émotions, de parler avec ses sens, finalement. Les amoureux ne parlent-ils pas par le regard, ou une simple pression de la main dans celle de l’autre ? Oui mais… ma déformation professionnelle vient me titiller : on sait que quand on n’a pas les mots pour dire ce qu’on ressent, on finit par l’exprimer par la colère et la violence. C’est tout l’inverse du postulat de l’histoire. Mais voyons, Mémé, laisse-toi guider un peu. Débranche et laisse parler tes émotions. Car si Doska/Aarunda souhaite faire monter des images dans l’esprit des auditeurs, ce n’est pas forcément celles qu’il a imaginées au départ. À chacun son histoire, finalement.
« Mennokh » – les adeptes. Voilà donc le pourquoi du comment de ces chants liturgiques. Et au milieu des adeptes, représentés par des chœurs et des litanies, il y a le grand prêtre, à la voix typée black metal. Mennokh ont une vie faite de grimoires, à la recherche de pouvoir. Vous imaginez donc bien la suite… Ce peuple, harangué par un grand prêtre à la domination galopante, va lui prêter voix forte pour solliciter leur divinité malfaisante, l’incarnation du pouvoir absolu, « Detth’rya ».
Voilà, le premier triptyque est clos. On est passé, musicalement, d’un premier titre calme, folk, à un black metal qui s’intensifie petit à petit. On sent la colère monter, le Black metal se fait vénère, plus incisif. Il enfle comme l’aspiration au pouvoir de nos dirigeants (oups, c’est un autre débat).
Seconde partie : « Doska Ogvintey » ou la Destruction, « Sverk » ou la gloire et « Zornna », la tourmente. Nous sommes au cœur de l’action. Après l’exposition, les « péripéties » qui vont petit à petit nous mener vers le climax. Si la quatrième piste commence sur l’instrumental de départ, on sent bien que l’atmosphère se sature d’inquiétude. C’est plus lourd. Plus lent, bien que vers 1:30, le tempo s’enflamme. On accélère pour éclater sur une guitare saturée. La destruction est là et bien là. S’ensuit donc la gloire, qui te met le nez dans la merde de tout ce que tu as perdu. C’est evil à souhait. Et on clôture sur la sixième piste qui est on ne peut plus bastonante. Ah, ça ! Y a pas à dire, on est loin du Black bucolique de départ. C’est méchant, tranchant comme un vieux couteau rouillé sur une peau de bébé.
Vous comprenez, désormais, pourquoi Aarunda ne veut pas catégoriser Doska avec la simple étiquette de Black Metal, fût-il pagan, atmosphérique, folk ou autre. C’est Dark, c’est lyrique, c’est aussi bien pesant aux frontières du doom, que evil et acéré comme la première vague BM. Les images forgent la musique. Elle est au service de celle-ci. Et les influences multiples de Aarunda viennent apporter cette touche de syncrétisme. Il y a du Déhà chez Doska, et même du Tattva…
Dernière partie : On atteint le climax, comment cela va-t-il se terminer ? « Laddel » – l’affliction, qui sera un instrumental. Vous comprenez donc qu’il s’agit ici du peuple Kotthryen. La résolution du problème trouvera sa réponse ici, dans la pénultième piste, « Hammodh » – l’ambition – qui nous parle de celle du grand prêtre qui en veut toujours plus, jusqu’à se retourner contre ses propres disciples. Mais le pouvoir absolu, incarné par Detth’rya, finira par étendre son manteau de destruction sur lui, sur eux, sur tous. Ce qui amènera l’instrumental final, « Dahrra », qui nous parlera d’espoir, celui des Kotthryens survivants. L’histoire est close, tout en laissant une porte ouverte à une suite possible.
Il était important de prendre un peu de temps pour décrypter l’histoire et le monde que nous propose Doska. Car maintenant, vous allez pouvoir la remonter et y voir vos propres symboliques, en faire votre propre lecture. En ce qui me concerne, la relation aux diverses situations que nous pouvons vivre dans nos sociétés, résonne en écho. Et cela peut aller sur plusieurs pistes, de la soif de pouvoir de nos dirigeants, en passant par le conflit ukrainien. Mais bien entendu, ce qui vient surtout en premier lieu, ce sont tous ces fanatiques (qu’ils soient religieux ou autres) qui veulent nous imposer une pensée unique, une façon de vivre ou de voir le monde tel qu’ils le désirent. Nous sommes ces Kotthryens… Et même si le monde n’est pas aussi manichéen, laissez donc la musique de Doska vous imprégner. Non pour vous dicter ce que vous devez ressentir, mais parce que « Doska Og Vintey » battra à l’unisson de vos propres émotions.
Une œuvre, au son et mastering soigné, qui se distille dans nos sens comme un bon vin qui mâture et développe ses arômes à chaque gorgée. “Tchin !”, me susurre mon Irma intérieure…
Tracklist :
- Kotthrya
- Mennokh
- Detth’rya
- Doska ogvintey
- Sverk
- Zornna
- Laddel
- Hammodh
- Dahrra
Line up : Aarunda – Tout
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